Le but du présent texte est de montrer comment l’algèbre (actions de groupes) a sa place dans l’analyse de pièces musicales a priori dégoulinantes de romantisme; loin de diminuer l’intensité émotionelle ressentie à l’audition de ces pièces, ce type d’analyse ne peut qu’augmenter l’admiration du mélomane pour l’intuition de ces géants de la musique, qui, à l’instar des décorateurs arabes de l’Alhambra qui ont isolé les 17 groupes de pavage du plan plusieurs siècles avant la classification de Fedorov1, ont utilisé les Modes à Transposition Limitée d’Olivier Messiaen et les groupes de frise sans les connaître. Ma conviction profonde est que la virtuosité digitale de Frédéric Chopin a pu l’amener à la découverte intuitive de structures que nous pouvons préférer décrire par les mathématiques.
Cette section reprend des idées déjà publiées dans le numéro 22 de la revue Analyse Musicale; le public étant fort différent, je passerai ici moins de temps à expliquer les bases mathématiques nécessaires, et plus sur le contenu musical. Le but ici est de présenter les outils utilisés sur un exemple qui met en valeur leur pertinence.
Le Motif du désir qui ouvre
et referme le chef-d’œuvre de Richard Wagner,
Tristan, est la phrase musicale qui a fait couler le plus
d’encre de toute l’histoire de la musique. Le fameux
«accord de Tristan», fa, si, ré dièze,
sol dièze, qui marque l’entrée de plusieurs
instruments, a à lui seul engendré des volumes.
Certes, cet accord est enharmonique2
d’une septième de troisième espèce,
bestiole répertoriée dans les traités
d’harmonie comme fa lab
dob
mib;
mais on a souvent pensé, et dit, que la présentation
particulière de cet accord était emblématique
du climat même de tout l’opéra et le
résume.
Sans aller aussi loin, nous allons nous attacher à
décortiquer et l’accord, et la phrase musicale
entière; nous verrons ainsi entre autres choses pourquoi
celle-ci conditionne celui-là de manière absolument
contingente.
- La SHT du motif du désir est plus étrange: ré ré dièze mi fa sol dièze la la dièze si.
- Il saute aux yeux que, contrairement aux modes dits «classiques» (le mode majeur, mais aussi le dorien, etc…) la SHT du Désir possède des symétries. De nos jours, cette SHT est bien connue: il s’agit du quatrième des Modes à Transpositions Limitées d’Olivier Messiaen7 , MTL 4. Que signifie cette étrange expression ? Que le mode majeur, par exemple, se présente sous douze formes différentes, transposées les unes des autres; alors que MTL4 n’en possède que six. En d’autres termes, l’action (par translation) de Z/12Z sur une forme de MTL4 n’est pas fidèle, son orbite a six éléments seulement et un sous-groupe de Z/12Z ({0,6}) stabilise ce8 MTL4.
- Les MTL possédaient un intérêt modal pour Messiaen, comme en fait foi l’exemple suivant du motif de Dieu dans les 20 regards sur l’Enfant Jésus: En effet, Messiaen aimait à superposer dans le même univers (nous dirions maintenant «dans la même SHT») des accords parfaits de plusieurs tonalités. Dans le mode sous-jacent ici (MTL2)9 il y en a 4 dont 2 sont énoncés explicitement (sol Majeur et si b Majeur)
- Les MTL les plus connus sont la gamme par tons (MTL1), connue car typique chez Debussy, Ravel…, mais aussi employée par Bartok ou… Gerschwin comme le montre cet extrait de Rhapsody in Blue
- Encore plus connue: la septième diminuée, dont le caractère «transposition limitée» est surabondamment employée par les musiciens «classiques» (dès le Baroque au moins) qui l’utilisent comme transition entre deux tonalités (si on passe de do mi b fa dièze la à sol majeur, on peut passer par symétrie aussi bien en si b, ré b, ou mi majeur !)
- Revenons à notre «mode du désir», MTL4. Il présente deux formes orthogonales d’intérêt:
- Intérêt harmonique : il ne contient aucun accord parfait, ce qui correspond parfaitement à son irrésolution dans tout l’opéra; en effet, seule la toute dernière énonciation de ce motif est suivie d’un accord parfait (la note do dièze, rajoutée, permet d’aller conclure en Si majeur), au moment où les deux héros, morts, sont enfin libres de se rejoindre et de s’aimer. C’est bien vrai, à bien y réfléchir, que ce motif résume l’opéra…
Plus géométrique: une symétrie (axiale) du motif échange l’accord de Tristan et le seul autre accord du motif, une septième de dominante10 .
- Intérêt mélodique11 : les deux tétracordes chromatiques sont échangés par l’autre symétrie axiale. Dans la dimension du temps, les deux s’écartent, comme Tristan & Isolde incapables de se trouver dans ce monde.
- L’accord de Tristan est suffisant, mais aussi nécessaire !
Ou pourquoi ce ne pouvait pas être un autre accord ! si l’on essaye de conserver les propriétés observées, compte tenu des six partitions de MTL4 en deux parties symétriques, il n’y a guère le choix et seule la forme utilisée effectivement par Wagner est viable12. On peut même aller jusqu’à axiomatiser (a posteriori…) l’accord de Tristan en trois axiomes, et fabriquer une chimère, c’est à dire une variante obéissant au même «cahier des charges» !
- Mais aussi dans le jeu des deux voix supérieures, dans cette phrase du sublime adagio du concerto en La M de Mozart: (la symétrie entre la sol dièze fa dièze et mi dièze fa dièze sol dièze a pour axe la hauteur de sol bécarre, mais aussi (modulo 12) celle du do dièze… qui est la note longue suivante…).
En plus sophistiqué, revenons à Debussy dans un autre Prélude du deuxième livre, La Terrasse des audiences au clair de lune.
- La «ritournelle» de la première ligne qui hante cette pièce est une authentique frise, d’axe oblique16.
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- L’ exemple suivant commence par reprendre le schéma vu sur La Puerta del Vino, mais en fait il suggère plutôt l’action d’une similitude indirecte de rapport 1/2… Noter qu’on y trouve l’accord de Tristan, et (symétrie oblige) son retourné, la septième de dominante !17
- Le schéma de la ritournelle permet de construire divers exemples de chimères, ou variantes. J’avais pondu un petit programme Pascal (oui, cema ne nous rajeunit pas…) qui en fabriquait a gogo. Les compositeurs de musique dite populaire gagneraient à utiliser ce genre de programmes pour introduire un peu plus de variété dans les variétés!
- On voit dans cet extrait de la fameuse étude en la mineur21 le centre de mon intérêt: comment s’articulent ces trois dimensions hétéroclites et a priori hétérogènes de Chopin dans ceux de ses «traits» qui présentent des groupes de frise.
- Exemples
- Ils sont étonnamment nombreux, même si surtout avec le premier groupe de frise (translations seules). C’est déjà moins surprenant chez Liszt (mort en 1886, quarante ans après Chopin !), sans parler de compositeurs encore plus récents. Si un directeur de thèse se propose de m’encadrer sur ce sujet22 , je veux bien en faire une étude exhaustive, mais à défaut nous nous contenterons de deux ou trois œuvres parmi les plus célèbres…
- Première ballade23 : deux en deux lignes !
La ligne supérieure décrit une
septième diminuée, l’inférieure un autre
MTL (2).
Le suivant est plus court, mais sans état d’âmes:
il présente un groupe de frises moins trivial (avec des
symétries centrales):
- Nous retrouvons la même frise dans le tout dernier trait du Presto de la sonate en si, et ce mouvement final recèle plusieurs exemples de frises.
Le trait suivant a une simple
symétrie de translation (il est plus pénible à
jouer, cf. la remarque précédente…).
Le tout dernier trait est une belle frise oblique, avec le même
schéma que dans la première ballade.
Je ne reproduis pas le tout premier trait du piano qui est (comme ses avatars) une frise dans une SHT à sept éléments (un mode, kôa). Dans ce référentiel, il présente une symétrie de frise, mais pour l’instant nous nous contentons des vraies frises (dans Z/12Z). Le suivant est une pure frise dans le référentiel chromatique (les douze sons):
Il dégouline à la vitesse d’une tierce mineure, ce qui engendre automatiquement un mode réunion de septièmes diminuées, à savoir MTL2. Voici le graphique de frise:
La symétrie en est assez pauvre24 . Le suivant est frappant pour l’interprète:
Ce petit trait en tierces très «ragtime» a un aspect virtuose, avec tout en touches blanches et le côté répétitif du geste qui facilite en fait l’exécution25 . Exceptionnellement donnons sa structure dans Z/7Z, même si 7 est premier il y a là un élément qui relève de l’action d’un groupe:
Ce trait, le plus atonal de tous, prépare la réexposition (par l’orchestre seul). C’est une gamme chromatique avec du bruit autour.
Voilà (main droite) une descente de
septièmes diminuées curieusement tronquées, ou
tordues: la quatrième note est absente et remplacée par
le demi-ton inférieur &emdash; car on descend.
Dans une dimension poïétique,
c’est à dire en abandonnant l’exactitude, on est
conduit à étudier des brisures de
symétries, d’autant plus intéressantes que la
symétrie sous-jacente est forte. Cf. le trait de la
première ballade auquel une infime modification apporte de
grosses symétries, un trait (12 dans l’édition
Cortot) de la sonate en si, etc. Il reste à définir
les outils mathématiques qui soient pertinents quant
à la dimension musicale (et plus généralement
esthétique). Peut-être que les sciences cognitives
auront un jour leur mot à dire là-dessus ?
Bibliographie:
[AMIOT] Revue d’analyse musicale N° 22 02/91
Pour en finir avec le Désir.
[RAHN] Donald Rahn Basic Atonal Theory.
[KREI] Revue Kreisleriana publiée par
l’IREM de Caen.
[RIO] Polycopié du cours d’André Riotte,
Paris VIII.
[ROSEN], Le style classique, NRF.
1 Schönflies y esr arrivé en même temps ou presque; Camille Jordan avait déjà trouvé 16 des 17 groupes.
2 Les mêmes notes mais énumérées, de la plus grave à la plus haute, dans un ordre différent.
3 Comme Yves Hell’gouarch, connu des lecteurs de cette revue. En tant que violoncelliste &emdash; de talent &emdash; il refuse d’identifier le do bécarre et le si dièze.
4 Certains compositeurs (Berg) ont même utilisé la multiplicaton modulo 12, dans des contextes au départ plus abstraits (musque sérielle).
5 Ce qu’un musicien appelle une «transposition».
6 Celle de Babitt, et surtout Allan Forte. cf [RAHN]
7 Grand compositeur français, imprégné par le christianisme et les chants d’oiseaux. Né en 1908, il aura marqué toute une génération de compositeurs (Boulez, Stockhausen, etc…) par ses cours au Conservatoire, et son traité Technique de mon langage musical.
8 Il stabilise toutes les 6 formes (en général les stabilisateurs sont conjugués le long d’une orbite, mais ici le groupe est abélien…)
9 Le mode «12121212» dans le monde du Jazz.
10 Septième, tout court, pour un jazzman.
11 Je crois que le Sâr Péladan mentionne cette propriété dans un roman: Les Amants de Venise ?
12 Ceci est discuté plus en détail dans [AMIOT].
13 Coïncidence stupéfiante, le groupe stabilisateur de MTL4 n’est autre que le groupe de Klein !
14 cf tout de même [RIO], précurseur, et [KREI].
15 Même si l’étude de la SHT modulo 12 permet de déceler des symétries, cf. infra.
16 Le mérite de la découverte revient à l’informaticien Marcel Mesnage.
17 Debussy , qui avait pris ses distances avec l’idôlatrie Wagnérienne, ne dédaignait pas de faire des allusions à Tristan (la plus drôle est le motif du Désir en jazz, dans Golliwogs Cake Walk).
18 Je n’ai pas vu à l’Alhambra de motifs illustrant exactement chacun des 17 groupes; mais deux de ces groupes (l’un avec des pavages en carrés, l’autre en triangles équilatéraux) renferment tous les autres.
19 Une mazurka de Chopin, un tango d’Eric Satie, sont à répéter senza fine…
20 Répétition avec transposition (translation oblique dans l’espace temps x hauteurs).
22 Proposition sérieuse: mon eMail est chucky@wanadoo.fr
23 Exemple découvert par André Riotte, il y a pas mal d’années… (bon anniversaire !)
24 Deux des notes en groupes de trois ne sont pas centrées sur l’axe.
25 Ici il faut se placer dans une SHT réduite aux seules touches blanches, ie au mode de do majeur.
26 Le seul MTL inclus dans une tonalité est la septième diminuée, dont l’intérêt est peut-être plus baroque que romantique ? mais Chopin n’a-t-il pas réhabilité JS Bach ?… disons simplement que cet accord n’est pas d’un intérêt majeur pour Chopin sans trop chercher à préciser en quoi son langage s’éloigne de celui du siècle précédent. Pour ceux qu’intéresse l’âge classique, lire [ROSEN].